La religion peut être un moyen de défense contre des expériences bouleversantes

La religion peut être un moyen de défense contre des expériences bouleversantes

« Il est vrai que l’écrasante majorité des gens cultivés ne possèdent qu’une personnalité fragmentaire et emploient une quantité de succédanés au lieu de biens authentiques. Or, pour cet homme, être ainsi fragmenté signifiait une névrose et signifie la même chose pour un grand nombre d’autres sujets. Ce qu’on nomme couramment et par habitude la religion constitue un succédané à un degré de fréquence si étonnant que je me demande sérieusement si cette sorte de religion – j’aime mieux l’appeler confession – ne remplit pas une fonction importante dans la société humaine. Manifestement, la substitution tend à remplacer l’expérience immédiate par un choix de symboles appropriés, incorporés dans un dogme et un rituel solidement organisés.

L’Eglise catholique les appuie de son autorité absolue, l’Eglise protestante, si on peut encore employer ce terme, les maintient en insistant sur la foi du message évangélique. Aussi longtemps que l’efficacité de ces deux Eglises demeure, les individus sont protégés avec succès contre une expérience religieuse immédiate et, même si quelque chose de ce genre leur arrive, quelque chose de spontanément immédiat, ils peuvent s’en référer à l’Eglise, car elle saura décider si l’expérience est venue de Dieu ou du diable, si elle doit être acceptée ou rejetée.

Dans l’exercice de ma profession, j’ai rencontré un certain nombre d’individus qui, ayant éprouvé une pareille expérience immédiate, ne voulaient ou ne pouvaient se soumettre à l’autorité d’une décision ecclésiastique. J’ai dû les accompagner à travers les péripéties de conflits passionnés, à travers la crainte de la folie, la confusion désespérée et la dépression ; c’était souvent terrible et grotesque à la fois, et c’est pourquoi je suis pleinement convaincu de l’importance extraordinaire du dogme et du rituel, du moins en tant que méthode d’hygiène mentale. Si le patient, dans une situation de ce genre, est catholique pratiquant, je lui conseille invariablement de se confesser et de communier, afin de se protéger contre une expérience immédiate qui pourrait être trop lourde pour lui. Cela n’est généralement pas si facile avec les protestants, car le dogme et le rituel sont devenus si pâles et chétifs qu’ils ont perdu en grande partie leur efficacité. De plus, en règle générale, la confession est abolie, et les ministres du culte partagent l’hostilité commune pour les problèmes psychologiques et aussi, malheureusement, participent à l’ignorance générale de ces problèmes. Le directeur de conscience catholique a souvent plus de finesse et de perspicacité psychologique. […] En tant que médecin, je pourrais évidemment adopter avec facilité la conception dite scientifique, qui ne voit dans les contenus d’une névrose que de la sexualité infantile refoulée ou de la volonté de puissance. En dépréciant ainsi ces contenus psychiques, il serait dans une certaine mesure possible de protéger quelques malades du risque d’une expérience immédiate. Mais je sais que cette théorie n’est que partiellement vraie, ce qui veut dire qu’elle ne tient compte que de certains aspects de la psyché névrosée. […] Si donc un malade était persuadé de l’origine exclusivement sexuelle de sa névrose, je me garderais bien de le troubler dans son opinion, car je sais qu’une telle conviction, surtout si elle est profondément enracinée, constitue un excellent moyen de défense contre l’assaut de la terrible ambiguïté inhérente à toute expérience immédiate. Tant que jouera ce système de défense, je ne le battrai pas en brèche, car je sais qu’il doit y avoir des raisons puissantes pour que la pensée du patient soit obligée de se mouvoir dans un cercle si étroit. Mais si ses rêves se mettaient à détruire la théorie protectrice, je devrais soutenir la personnalité plus ample […]. D’une manière analogue et pour les mêmes raisons, je soutiens les hypothèses du catholique pratiquant, tant qu’elles travaillent pour lui. Dans les deux cas, je soutiens des moyens de défense contre un risque grave, et cela sans poser la question académique de savoir si la défense est plus ou moins une vérité absolue. »

 

C. G. Jung, Psychologie et religion, Paris, La Fontaine de Pierre, 2019.