Conférence de Françoise Bonardel, Décembre 2010
En préambule, Françoise Bonardel annonce qu’elle parlera en tant que philosophe et non en tant qu’analyste et apporte quelques nuances aux termes de son titre. Elle invite à prendre ses distances vis à vis de « la puissance inquiétante de l’esprit du temps » qui survalorise aujourd’hui le spirituel (« mot valise » recouvrant une réalité vague considérée comme une panacée) au détriment du religieux (qui dans l’usage actuel évoque plutôt de façon restrictive les aspects rituels des religion révélées). Elle précise que Jung qualifie aussi bien de « religieuse » que de « spirituelle » l’expérience dont il va être question, et qu’il dit « renversante » en raison de sa tonalité numineuse et du bouleversement qu’elle introduit dans la vie consciente.
Jung, se démarquant de Freud qui associe la religion à une névrose – c’est selon lui une illusion qu’il convient de démystifier – démontre à partir de sa pratique médicale que la question religieuse est d’une grande importance dans la vie de l’individu comme dans celle des communautés et que c’est même le problème le plus aigu de l’âme moderne.
En 1934, il fait un constat sans complaisance, déplorant le déclin de la vie symbolique et de la croyance en Dieu : « notre demeure spirituelle est tombée en ruines ». Et différents auteurs de son temps (Nietzche, Guénon) ont diagnostiqué ces mêmes symptômes nommés par Jung « la dilapidation de l’héritage chrétien » et « le développement luciférien de l’intellect ».
Or, Jung, plus pragmatique que ses contemporains philosophes et théologiens, apporte sa contribution de médecin à une possible sortie de crise, pratiquant la psychologie analytique dans une perspective proche de l’alchimie. Cet état d’esprit permet de prendre appui sur ce qui se présentait d’abord comme un obstacle et d’observer les faits, tout en envisageant leur potentiel de transmutation. A une époque où le positivisme psychologique voulait éradiquer toute subjectivité, Jung a donc replacé l’expérience religieuse parmi les faits observables par un homme de science (expérimentalisme et objectivité) et en même temps parmi les événements qu’un individu est appelé à vivre dans son intériorité (prise en compte de la subjectivité).
Or, c’est à partir de faits récurrents constatés que Jung a pensé pouvoir déduire l’existence dans la psyché – à condition toutefois de restituer à ce mot grec son sens premier d’âme – d’une fonction religieuse. « En tant que science expérimentale, la psychologie peut seulement constater que l’inconscient produit naturellement des images qui ont toujours été considérées comme des images de Dieu » . Mais, refusant, en disciple de Kant, toute extension métaphysique à des faits relevant de l’expérience, il ne se prononce pas sur l’existence ou l’inexistence de Dieu.
Françoise Bonardel s’interroge sur la complexité de l’homme Jung, qui, agnostique par devoir professionnel, et considérant l’esprit confessionnel comme contraire au Christianisme, a pu se dire simultanément « Chrétien dans la pratique ». Après avoir expliqué les nuances des termes « sacré », « numineux », « mysterium tremendum » qu’il a empruntés à Rudolf Otto, elle nous fait pénétrer dans son temple spirituel et se demande si les quatre fondateurs qui l’habitent ( Jésus, Bouddha, Manes, Lao Tseu) ont vécu des expériences « numineuses » comparables .
Quoi qu’il en soit, Jung affirme que l’expérience religieuse, c’est à dire la rencontre avec l’imago dei est « absolue », terme expliqué par Mme Bonardel. Elle permet au sujet de s’engager dans la voie de l’individuation et de cette complétude qu’est le Soi.
Cette position de Jung, si novatrice qu’elle soit dans les milieux psychanalytiques et médicaux, s’inscrit néanmoins dans la droite ligne de la révolution religieuse initiée par le pasteur Schlieyermarer, en qui Jung reconnaît l’un de ses ancêtres spirituels. Ses « Discours sur la religion » (1799), qui eurent une influence décisive sur l’évolution du romantisme allemand, sont une réhabilitation de l’expérience religieuse. L’acte de foi y est minoré au profit d’une ouverture de la conscience à l’infini et d’une forme de piété indissociable de la contemplation attentive de l’univers.
Dans « Psychologie et religion », Jung redéfinit la religion comme « l’attitude particulière d’une conscience qui a été modifiée par l’expérience du numinosum ». Encore faut-il que les faits psychologiques (rêves…) soient appréhendés à la lumière de la phénoménologie par l’observation attentive, que Jung qualifie de « religieuse », selon le sens premier du mot « religion » ( l’étymologie est en effet re | legere : lire de nouveau, observer scrupuleusement et non re | ligare : relier ).
De cette expérience se déduit un savoir qui revêt l’aspect d’une gnose et se révèle initiatique, ouvrant sur un processus de transformation de l’individu .
Dans sa dernière partie, Mme Bonardel traite du rapport entretenu par Jung avec les religions. La conviction profonde de ce dernier est que « l’expérience de Dieu est universelle » et que les religions ont toutes puisé au fonds commun de l’inconscient collectif.
Mme Bonardel tente en particulier de définir sa position entre catholicisme et protestantisme. Enfin, elle amorce un questionnement sur certaines propositions audacieuses de Jung qui semblent plutôt inspirées par la théosophie de Boehme que par les religions.
En conclusion, elle rend hommage à Jung pour la manière dont il a replacé l’expérience religieuse au cœur des préoccupations humaines.